Entretien avec Didier Dumont

 

« La performance s’appuie sur un certain nombre de facteurs de création de valeur. Et la plupart de ces facteurs sont immatériels »

Fort d’une expérience de seize années comme Directeur Financier dans l’industrie du logiciel, Didier Dumont a une spécialité : le capital immatériel. Diplômé de l’ESSEC et titulaire d’un Mastère spécialisé en finance, il enseigne au CNAM et à Skema Business School. Membre de la SFEV (Société Française des Evaluateurs) et de la SFAF (Société Française des Analystes Financiers), il anime pour DFCG formation un séminaire sur le thème : « Mesurer, évaluer et valoriser le capital immatériel : passer de l’évaluation extra-financière à la valorisation ». L’occasion de l’interroger sur cette notion de capital immatériel.

Didier Dumont, comment peut-on qualifier le capital immatériel notamment par rapport à la notion d’actifs incorporels ?

Les incorporels ont une représentation comptable au bilan alors qu’un immatériel, par définition, n’y sera pas présent.

Tout le concept du capital immatériel démarre à la fin des années 80. Il résulte d’une volonté de mesurer tout ce qui donne de la valeur à l’entreprise et qui n’est pas pris en compte par la comptabilité.

Notons d’ailleurs, qu’en France nous avons la chance d’avoir deux adjectifs – incorporel et immatériel – alors qu’en anglais il n’en existe qu’un : « intangible ». Grace à cette différence, nous sommes capables de tracer une frontière claire entre ce qui est dans la comptabilité et ce qui n’y est pas.

Pour bien comprendre, prenons l’exemple des marques – c’est un classique. Elles peuvent être l’un ou l’autre : lorsqu’elles sont acquises, elles sont comptabilisées dans les actifs incorporels. Lorsqu’elles sont créées en interne, elles font partie des actifs immatériels.

Illustrons avec une marque comme Michelin. Si elle n’a pas de représentation comptable, elle n’est pas pour autant dénuée de valeur, vous en conviendrez. En somme, le concept consiste à valoriser ce qui ne l’est pas en comptabilité.

Une valeur immatérielle peut être très volatile ?

Elles ne sont pas plus volatiles que la valeur globale d’une entreprise, surtout lorsqu’elle est cotée.

Si vous mesurez votre actif immatériel avec une méthode, des principes, il n’y a aucune raison qu’il soit plus volatil que dans le cadre de la comptabilité.

En revanche, la résultante de l’écart entre valeur de marché et valeur comptable – ce que l’on nomme le price to book ratio (PBR) souvent associé par simplification à l’immatériel – les variations peuvent être très fortes. Ainsi une année donnée, on peut avoir quasiment 50 % de la valeur extérieure à la comptabilité et puis une autre année presque rien avec PBR à 1.

Quelles sont les grandes composantes de cette valeur immatérielle ?

Il en existe dix, dont sept très opérationnelles qui doivent être mesurées systématiquement.

Ces sept composantes s’articulent autour de l’offre et de la demande.

Concernant la demande, il s’agit du capital client. Car pour créer de la valeur… il vaut mieux en avoir !

S’agissant de l’offre, il faut s’interroger sur les composantes qui permettent de l’établir.

On y retrouve bien sûr le capital humain, à savoir les collaborateurs de l’entreprise, mais également le capital de savoir qui se distingue du capital humain en ce qu’il lui survit. C’est l’intelligence produite par le capital humain et embarqué dans l’offre. Par exemple le salarié qui a inventé Excel chez Microsoft, même parti à la retraite, son savoir est toujours là. C’est d’ailleurs un point particulier d’attention dans le cadre les due diligences d’acquisition pour vérifier que le savoir-faire d’une entreprise cible y est bien capitalisé et bien maitrisé. Car en cas de turn-over post rapprochement, le risque est de perdre beaucoup de valeur. C’est un grand classique dans le développement informatique et notamment en matière de maitrise du code.

Ensuite, les fournisseurs sont une extension du capital humain en particulier dans les secteurs qui externalisent énormément comme par exemple celui de l’automobile.

Puis le système d’information. Certaines entreprises en font un avantage concurrentiel tandis que d’autres s’en trouvent pénalisées.

Il y a évidemment la marque. Et enfin l’organisation, qu’il s’agisse du processus de sécurité pour le capital humain ou de contrôle interne pour la finance. On a tous en tête des exemples de déficit de contrôles et de process qui ont détruit de la valeur.

Pour nous autres, DAF, il y en existe qui est plus particulièrement parlant : c’est la supply chain. C’est ce qui permet de réduire son BFR et d’améliorer son free cash flow et sa valeur. Le lien capital immatériel et valeur est ainsi vite compris.

Ensuite, il existe trois autres composantes optionnelles, qui peuvent avoir une importance :

D’abord les actionnaires : entre un actionnariat familial ou salarié et une entreprise qui en est à son quatrième LBO, on ne se trouve pas dans les mêmes conditions pour créer de la valeur durablement. Un actionnaire stable, impliqué, peut avoir un rôle positif sur la performance.

Ensuite l’actif sociétal. Toute entreprise est « posée » quelque part. Et ce quelque part peut avoir des conséquences sur la création de valeur, qu’il s’agisse de zone de chalandise, de bassin d’emploi…

Enfin, le capital naturel : les entreprises qui ont besoin de ressources naturelles pour leur business – que ce soit des métaux ou des minerais ou toute autre matière première – on a désormais compris qu’elles ne sont pas inépuisables. S’agissant du Zinc par exemple on raisonne désormais en dizaines d’années.

Sans compter d’autres exemples liés au réchauffement climatique, à l’érosion des sols. Prenez l’exemple d’un hôtel situé à moyenne altitude dans les Alpes : on peut désormais nourrir quelques craintes sur l’activité future.

En résumé, ces dix composantes vont nous permettre de mesurer les incidences sur le business model de l’entreprise. Elles permettent de dresser une cartographie et tout un ensemble d’indicateurs de manière à apprécier la qualité de l’actif.

En d’autres termes, cette mesure du capital immatériel représente un véritable outil de pilotage ?

Absolument. La performance s’appuie sur un certain nombre de facteurs de création de valeur. Et la plupart de ces facteurs sont immatériels.

Pour bien comprendre, prenons l’exemple d’un cabinet de conseil. Le capital humain est de loin le facteur de création de valeur le plus important. Or, si je me contente d’examiner les états financiers, je ne verrai à travers la masse salariale que ce qu’il me coûte. Et je vais avoir du mal à piloter avec cela. Si je me focalise plutôt sur la dynamique de mes équipes – le turn-over et la fidélité des collaborateurs, leur niveau de compétence, de formation et ainsi de suite – je peux mettre en place des tableaux de bord et améliorer ou corriger des défauts que l’on détectera en faisant l’audit et les mesures. Je serai ainsi en mesure de renforcer la valeur de mon offre.

Ainsi, revoir l’organisation de l’entreprise afin de donner des perspectives de progression à mes collaborateurs évitera qu’ils n’aillent chercher une augmentation de rémunération ailleurs dans une autre entreprise. C’est un grand classique dans l’ingénierie.

Autre exemple : si vos fournisseurs sont clefs dans votre chaine de valeur, vous allez redoubler d’attention sur la robustesse de votre chaine d’approvisionnement en particulier si vous avez un produit stratégique et que vous produisez en flux tendu. Ainsi, vous allez vous préoccuper de leur santé financière tout autant que de leur santé sociale pour éviter que votre production soit paralysée par une grève qui vous est extérieure.

Il y a donc une panoplie d’indicateurs qui ont été modélisés dans une logique de performance. Pour être performant il me faut des clients mais également une offre. Et si dans mon assise d’offre, il existe une fragilité ça peut faire chuter la performance au mieux, voire être dramatique.